Chronique 10 ans déjà! Parfois, on oublie les anniversaires.
C'est presque par hasard que je suis retombé récemment sur ce 1er album de La Canaille. En long, en large et en travers, j'en ai fait et refait le tour. Et constaté l'évidence. Masterclass de hip-hop. Sorti en septembre 2009, Une goutte de miel dans un litre de plomb méritait bien cette petite mais tardive chronique anniversaire.
On va pas se mentir, ou jouer les vieux cons de service, mais difficile de trouver dans le paysage musical français actuel des pointures hip-hop comme La Canaille. Si vous avez quelques noms à soumettre... A l'instar de Casey ou La Rumeur, La Canaille proposait dès son 1er album un hip-hop radical et sans concessions, aux lyrics acérées et percutantes. En 12 titres (13 si l'on considère la ghost-track sur la 12e piste), le collectif mené par Marc Nemmour réalise un sans-faute. Et offre quelques pépites pour la postérité. Plutôt amateur de rock déviant, je dois reconnaître un certain goût pour ce hip-hop servi par un trio guitare-basse-batterie autour du MC Marc Nemmour. Le côté organique de cette configuration classique, sans pour autant délaisser les machines, donne une vraie variété et énergie rock à l'album ("Mon Camp", "Arrêtez ce train", "La Canaille"). L'album débute par les présentations. "La Canaille" et son mantra "C'est La Canaille, hé bien j'en suis" et "Le chroniqueur I", premier interlude sombre des 3 trois disséminés au long de l'album. Après, on enchaîne avec un quatuor de titres assez impressionnant où le flow expert de Marc Nammour règle quelques comptes avec la religion et la société française entre autres sur des textes d'une rare justesse (le très rock "Arrêtez ce train", ou l'excellent "Une goutte de miel"). Avec "Ni Dieu, ni maître", on tient juste LE titre imparable de cet album. Musique acoustique orientale addictive, lyrics ciselés et percutantes comme autant d'uppercuts dans la face du monde religieux, toutes confessions confondues. Du grand art. Extraits:
... Mais ça m'fait délirer les bouches sont déliées
Les consciences éveillées devant l'affaire "Templiers" mais
C'est par millier que les religions en ont tué
Des gens qui avaient confiances en leurs croyances sans s'en méfier
Prêtre, imam, rabbin, gourou, où est la différence
C'est la même influence j'prône la résistance
Garde mes distances et m'dispense
De tout endoctrinement qui voudrait diriger mon existence
La religion n'est autre que l'oeuvre de l'Homme
Un instrument des riches pour asservir le peuple en somme
Ni Dieu ni maître
On veut ni Dieu ni maître
Ni dieu... ni maître ...
Avec le très sombre "Allons Enfants", c'est la France qui dérouille. Marc Nammour y campe un portrait cynique de l'homme politique (Nicolas Sarkozy?) opportuniste et avide de pouvoir. 6 minutes implacables servies sur une ambiance jazzy tout en cuivres. Masterpiece. Et terrifiant de voir à quel point cela reste d'actualité en nos temps troublés (coucou Emmanuel Macron). Extraits:
...J'aime la discipline la hierarchie
Les uniformes et les insignes je protège l'ordre établi
Respectueux des traditions j'ai horreur du changement
Je tiens à garder ma place donc je la défends...
...Homme d'exception j'viens marquer l'histoire d'ma signature
Je kiffe les bains de foule qui donne de l'assise à mon statut
Ces grandes messes populaires qui t'en mettent plein la vue
Je prends mon pied dans les tribunes de tous les stades
C'est jour de fête et étendard levé je parade
La foule m'acclame et s'égosille sous mon emprise
Et moi j'rigole quand ça déborde quand elle se radicalise...
...Animé par le désir de dominer je suis né pour briller
Le faire savoir au monde entier
En temps de crise je gonfle mes rangs dans la misère
Je divise et encourage le repli communautaire
Chacun pour soi et Dieu pour tous
Je croque les faibles, je m'étends je les repousse
Je fonce sur tous les fronts refuse de ronger mon fein
Je sais qu'au bout du compte il ne peut y en rester qu'un
Fier de mes frontières je choisis mes étrangers
Et si j'pouvais les autres, j'voudrais tous les étrangler
Les mettre au pas leur montrer qui c'est l'patron
Piller leurs richesses avant de brûler leurs maisons...
...Je suis le silence des pantoufles avant le bruit des bottes
Souveraineté légitime j'ai l'appui du bulletin de vote
Et ouais petit
J'ai la main mise au jeu des urnes
Simple formalité que je règle en réunion nocturne...
...Enfin j'érige des monuments à la gloire de mes martyrs
Et distribue deux-trois médailles aux soldats qui ont pu revenir
Eternellement reconnaissant, une salve à l'enterrement
J'lâche des fleurs en leur mémoire une fois par an
Je suis la propagande officielle
Ma face sur tous les murs, j'avance béni du ciel
Je diabolise l'ennemi selon mes intérêts
Et je joue sur tes peurs pour que la hache soit déterrée
Je sais très bien comment te retourner l'cerveau
Je te travaille au corps, jusqu'à trouver ta faille
Vulgaire chair à canon je ne donne pas cher de ta peau
Je suis ce vent qui rend fou dans les champs de bataille
Le ton, les mots qu'il faut, le chant parfait
Je fanfaronne, galvanise les troupes et met l'paquet
Je suis la voix du patriote aux yeux de braise
Tu connais bien une de mes filles on la surnomme la Marseillaise...
Après un second épisode du chroniqueur ("Le chroniqueur II"), nouveau quatuor de titres imparables, plus ancrés dans la description d'une réalité quotidienne sombre (le furieux "Mon camp", l'excellent "Le Fric"). Mention spéciale pour "L'Usine" qui dépeint avec brio et justesse la nuit d'un ouvrier spécialisé. Instru énorme entre rythmique mécanique et métallique et riffs acoustiques orientalisants. Sublime. Bref moment d'accalmie et sublime leçon d'optimisme, le touchant "On recommence". Simple et tellement juste.
...Même si la trahison surprend toujours quand elle vient
Même si les vrais amis s'comptent sur une seule main
Même si on pleure le départ d'un être cher
Même si l'désert se traverse en solitaire
On perd confiance on panique on y croit plus
Même si ça va trop vite, même si on suit plus
Nos rêves de gosses s'effacent au fur et à mesure
Même si le quotidien nous tient par l'encolure
Le monde que nous vivons n'est pas le monde que nous voulons
Le pire reste à venir même si on avance à reculons
Même si on chute, même si on flanche
Au final on s'ressaisi on lutte et on r'commence...
On r'commence
Quoi qu'il arrive, quoi qu'il s'passe
A force faut croire qu'on a l'art du second souffle
L'art de résister l'art du silence quand on souffre
On cultive l'art de l'esquive de la débrouille
L'instinct d'survie qui surgit quand ça dérouille
C'est soit tu sombres soit tu r'montes à la surface
Y a pas l'choix, faut voir comment des fois on se surpasse
Hommage aux têtes dures qui tiennent quoi qu'il arrive
J'dédie c'texte à la mémoire de ceux qui restent à la dérive...
Dernier épisode de la trilogie, "Le chroniqueur III" précède une ghost-track ultime. Un spoken-word furieux qui dézingue la scène politique française. Cocktail molotov au napalm allumé avec un gilet jaune. Comme la bande-son de la révolte qui couve.
10 ans que cet album est paru. Mais pas une ride. Hip hop de haut vol qui réussit la perf pas si évidente de rassembler les publics de puristes du rap sans concession et du rock exigeant. Textes d'une puissance et d'une acuité rares. Troublants d'actualité. La marque des grands disques.
C'est La Canaille, Hé bien, j'en suis!
Tracklisting: