Chronique pour un groupe rare: Portishead. Avec seulement 3 albums studio et un live légendaire en 18 ans d'existence, ce groupe anglais distille en effet avec parcimonie son talent.
Ce bien nommé "Third" sorti 10 ans (!) après le 2e album éponyme constitue un tournant majeur dans la carrière du groupe formé autour de Geoff Barrow, Adrian Utley et la chanteuse Beth Gibbons au début des années 1990. Après le succès planétaire de "Glory box", tube de leur premier album, cotonneux et soul, Dummy en 1994, le groupe avait déjà opéré un virage vers un son plus abrupt avec son deuxième disque. Le son se fait encore plus rugueux voire carrément agressif sur cet album et le groupe se fait plus aventureux explorant des territoires jusqu'ici ignorés. Délaissant les sonorités jazzy et soul, les cuivres, l'ambiance cinématographique, il expérimente, prend des risques, et comme Massive Attack avec "Mezzanine" (dont on fête les 20 ans cette année) prend sa couronne de pionnier du trip-hop et la balance au feu. La 1ere écoute fut ainsi difficile et cet album ne s'apprivoise qu'après plusieurs essais. Les 5 minutes inaugurales de l'album avec le titre "Silence" éclairent sur les nouvelles ambitions du groupe. Après une intro en portugais et sur une rythmique tribale (les 2 premières minutes sont géniales), Portishead trace sa nouvelle route. On est plus proche du krautrock ou d'une espèce de new new wave, que du jazz et de la soul. Seules quelques cordes, les accords de guitares d'Adrian Utley et la voix de tragédienne de Beth Gibbons nous ramènent vers un univers plus familier. Même la fin du morceau abrupte laisse estomaqué. Et c'est là toute la qualité de ce groupe: de surprendre, de se réinventer, de s'écrire un nouveau vocabulaire mais malgré tout de rester tout de suite reconnaissable. Comme Radiohead a su le faire au carrefour des années 2000. Avec "Hunter", on croirait presque le calme revenu. La voix suave et envoûtante de Beth sur quelques accords fragiles de guitare folk, mais l'orage gronde. Les guitares sont abrasives, des bribes électroniques apparaissent avant une fin de morceau plus apaisée sur fond d'arpèges. "Nylon Smile" ramène le groupe à plus d'expérimentations sonores, dans un morceau plus complexe qu'il n'y parait avec de discrètes incursions de guitares au milieu de l'électronique. Si vous avez un téléviseur, vous avez peut-être écouté au détour d'une publicité pour un parfum, un extrait du remarquable "The Rip". Démarrant sur un folk famélique magnifié par la voix chuchotée de Beth, l'émotion vous prend aux tripes et le morceau prend son envol et de l'ampleur pour devenir ce blues électronique que l'on qualifie de trip-hop. Un des meilleurs titres de l'album. Et une fois de plus cette voix incroyable dont je ne me lasse pas, cette douceur organique comme perdue au milieu de l'électronique froide. "Plastic" enfonce le clou avec une électro répétitive et glaçante, lacérée de guitares noisy. La production sur ce titre et sur l'album est remarquable. Le contraste entre le côté organique des guitares et de la voix et la froideur des samples et des éléments électroniques me rappellent beaucoup Mezzanine ou 100th Windows de Massive Attack. Même constat sur "We carry on", où ce sont cette fois-ci presque les fantômes de Joy Division qui surgissent sur des guitares no wave façon Sonic Youth début 1980's. 6 minutes très étonnantes! Et très réussies. Avec "Deep Water", nouveau revirement avec une récréation d'une minute trente au ukulélé (?) qui pour le coup semble complètement perdue entre "We carry on" et le glacial et terrifiant "Machine Gun". Sur une rythmique mitraillette (c'en est presque dérangeant) aux beats congelés, Beth Gibbons réussit un tour de force vocal en insufflant une émotion déchirante à ces sonorités refroidies à l'azote liquide. Avec les synthés sur la fin du morceau, c'est John Carpenter et The Thing que l'on aurait presque peur de voir surgir de derrière l'épaule. Un morceau déroutant! "Small" dévoile à nouveau le spleen de Beth, ou comment chuchoter et créer l'émotion, nouvelle leçon. Sur les 4 dernières minutes, on rebascule brillamment sur une soul polaire, les claviers se font pressants, les guitares divaguent, Portishead n'est plus très accueillant comme à l'époque de "Dummy". Portishead est noisy! "Magic Doors" fait presque figure de refuge au milieu de toute cette froide hostilité. Une île hospitalière et familière (il aurait fait bonne figure sur le deuxième album) jusqu'à ce saxophone free jazz sorti de nulle part (!). Le groupe est plein de surprises. Et avec "Threads" signe un titre final dantesque de 6 minutes. Sur un tempo languissant, et un clavier inquiétant, Beth Gibbons déverse sa mélancolie sur des nappes de guitares furieuses. Puissant! Sur la fin, elle pousse sa voix comme jamais depuis la version live de "Sour times" en 1998, avant qu'une sirène énorme (!) ne vienne l'éteindre signifiant la fin de l'album.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le groupe a pris des risques, prenant sûrement certains fans à contre-pied. Il insuffle sur ce disque un danger permanent, souffle plutôt le (très) froid que le chaud, casse les lignes, brise le confort de l'auditeur à chaque morceau. Et là réside sa réussite: il se réinvente, se fout de son statut et explore de nouveaux territoires, et seule la voix magistrale et poignante de Beth Gibbons réchauffe (un peu) ces terres gelées, balayées par le blizzard. Pas idéal comme disque pour l'été... mais une oeuvre remarquable d'un groupe rare et indispensable ces 20 dernières années.
Site officiel: http://www.portishead.co.uk
Tracklisting:
1. Silence
2. Hunter
3. Nylon Smile
4. The Rip
5. Plastic
6. We Carry On
7. Deep Water
8. Machine Gun
9. Small
10. Magic Doors
11. Threads